Le Matin 31-07-2017 15370
Quasiment, tous les accotements des routes de Kabylie, et les fossés qui les longent, sont jonchés de toute sorte de déchets. On y trouve les emballages de boissons, des bouteilles vides de tous les calibres, en verre ou en plastique, ainsi que des canettes sont déversées à l’unité ou en tas, exposées à l’œil du passant ou cachées dans des sachets ou des sacs-poubelles. Une partie des bouteilles en verre, essentiellement de vin ou de bière, sont cassées et voient leurs tessons répandus sur les accotements des routes au milieu d’autres déchets.
Ces espaces reçoivent aussi des sacs-poubelles ou des cartons contenant des déchets ménagers que des particuliers y déposent. Des commerçants y mettent aussi les leurs. J’ai même vu du béton déversé dans un caniveau qui débordait, déjà, de poubelles. En plus de ces dépôts, il y a aussi ce qui est jeté à partir de véhicules en marche.
Les jets de déchets par des usagers des routes débordent souvent les accotements : une partie atterrit dans les champs limitrophes. Ainsi, les bouteilles, les canettes, les sachets en plastique, les cartons, et d’autres déchets "rivalisent" avec les cultures pratiquées dans ces champs. Il est même dangereux de se trouver sur l’accotement des routes pour les piétons. Il arrive que des individus balancent des déchets de leurs voitures lancées à toute vitesse ; il y a encore beaucoup de personnes qui ne se sont pas débarrassées du "réflexe du singe". Où qu’ils se trouvent, les singes jettent par terre toute partie non comestible des aliments qui les nourrissent. Les primates se débarrassent des "déchets" biodégradables ; les humains, quant à eux, jettent de tout, y compris des bouteilles en verre qui atterrissent, parfois, sur des… humains !
Ce "réflexe du singe" n’est pas la seule cause de ces "pluies" de déchets : il y a des actes irréfléchis ou inconscients et des gestes de défi. Un grand nombre de personnes se débarrassent de leurs ordures et déchets sans réfléchir à leur acte : elles ne sont pas conscientes du mal qu’elles font à notre environnement. En jetant leurs déchets là où il ne faut pas, d’autres personnes accomplissent des actes de défi vis-à-vis de l’Etat (on trouve des dépôts de déchets au pied de panneaux interdisant cela), de la société ou, simplement de voisins ; chacun se révolte selon ses moyens intellectuels et son éducation.
Aussitôt nettoyées, ces routes sont prises d’assaut par d’autres déchets. C’est comme si les auteurs de ces dépôts de déchets ne pouvaient pas supporter de voir ces espaces propres.
Les rues, les trottoirs et les caniveaux des villes et villages reçoivent aussi leurs lots de déchets. Le travail des éboueurs semble vain. Aussitôt nettoyées, les rues subissent l’incivilité d’une partie des personnes qui les fréquentent. Là aussi, on a l’impression qu’il y a des gens qui sont allergiques à la vue de rues et trottoirs propres. Les plages et ce qui reste des forêts subissent aussi le même sort : on y trouve toute sorte de déchet abandonnés par les randonneurs ou les estivants.
Pourquoi ces comportements irrespectueux et dégradants pour la nature et notre environnement ? Pourquoi cet incivisme de la part de tant de citoyens qui sont, en partie, pourvus d’une instruction universitaire ?
La dimension culturelle
La colonisation a provoqué des mouvements de populations en Algérie. La guerre d’indépendance a généré des déplacements forcés et massifs de populations et un exode rural considérable. Les ruraux fuyaient la répression de l’armée coloniale dans les campagnes et les montagnes. Cet exode rural s’est poursuivi après l’indépendance du pays, notamment durant, et après, les années 1970 qui ont vu le développement d’un tissu industriel, notamment étatique, qui leur offrait l’opportunité d’un emploi qui leur assurait un revenu régulier.
A cause de cet exode rural, une grande partie de la population du pays s’est retrouvée dans un nouvel environnement nécessitant des comportements nouveaux. Ces mutations sociales et le développement économique ainsi que l’évolution du niveau de vie ont "explosé" la quantité de déchets ménagers. Avant l’apparition de tous ces emballages, les déchets ménagers étaient "réinjectés" dans les sols dans le monde rural. Ce qui ne pouvait l’être était brûlé. Cela n’est plus possible dans les centres urbains où même des aliments comme le pain ou les légumes se retrouvent dans les poubelles : dans le monde rural, lorsque ces aliments ne sont plus comestibles pour les humains, on nourrit avec des animaux si leur état le permet encore. Sinon cela se transforme en compost qui servira à fertiliser les sols. C’est un tri sélectif "naturel".
Le pays qui était majoritairement rural il y a quelques décennies a subi une mutation phénoménale vers l’urbanisation mais l’Etat n’a pas su accompagner cette transformation dans plusieurs domaines comme celui de la gestion des déchets ménagers. La construction de logements dans les périphéries des villes n’a pas obéi à des programmes d’urbanisation : la préoccupation des pouvoirs publics était l’habitat. Les infrastructures qui auraient permis l’édification de cités véritablement urbanisées n’ont pas suivi pour réussir une intégration des nouvelles populations dans un nouveau mode de vie avec des comportements différents.
Le passage d’une économie planifiée à une économie de marché a ouvert le pays aux produits étrangers avec des normes de conditionnement différentes (et imposées par une culture différente). Les sachets en plastique et les emballages des produits manufacturés font leur apparition. Les canettes pour les sodas, les jus de fruit et les bières arrivent aussi ainsi que les bouteilles en plastique pour l’eau, les sodas, les jus de fruits, le lait et ses produits dérivés.
Le conditionnement des produits alimentaires a suivi les mutations sociales : la famille élargie a fait son temps. Les besoins des familles nucléaires sont réduits en termes de quantité et cela a imposé de nouvelles formes de conditionnement et la multiplication des emballages.
Il n’y a pas très longtemps, on employait des sacs réutilisables lorsqu’on faisait ses courses. Les emballages des sodas, du vin, du lait, de l’eau étaient en verre et consignés : on les réutilisait jusqu’à l’usure. La population s’est retrouvée, rapidement, avec d’immenses quantités de déchets dont elle ne sait trop quoi faire. Les pouvoirs publics se retrouvent aussi dans la même situation. L’évolution de la société en matière de déchets ménagers n’a pas été suivie par une évolution de la politique de l’environnement.
Politique de l’environnement
La gestion des déchets ménagers est à l’image de ce qui se fait dans les autres domaines : du bricolage au jour le jour. Les services techniques de la voierie de la majorité des communes ne suivent pas l’expansion urbaine, l’évolution démographique et le développement économique. Le problème des espaces réservés aux décharges publiques est chronique dans beaucoup de localités : il y a beaucoup de conflits à cause de la proximité de ces espaces avec les lieux d’habitation.
Il y a une inégalité entre les communes dans les moyens techniques et humains mis en œuvre pour l’enlèvement des déchets ménagers. Cette inégalité se retrouve à l’intérieur même de certaines communes. La fréquence de l’enlèvement est irrégulière dans certains endroits ou à certains moments. Cette organisation chaotique incite beaucoup de monde à se débarrasser de leurs déchets sur les trottoirs ou les bords des routes, au mépris de la loi. Ces comportements inciviques constituent des infractions à la loi.
L’article 55 de la loi n° 01-19 du 12 décembre 2001 relative à la gestion, au contrôle et à l’élimination des déchets concerne les particuliers énonce : "Toute personne physique qui jette, abandonne des déchets ménagers et assimilés ou refuse d’utiliser le système de collecte et de tri mis à sa disposition par les organes désignés à l’article 32 de la présente loi est punie d’une amende de cinq cent (500) à cinq mille dinars (5.000). En cas de récidive, l'amende est portée au double."
L’article 56 de la même loi sanctionne les infractions commises par des commerçants et industriels : « Toute personne physique exerçant une activité industrielle, commerciale, artisanale ou toute autre activité, qui jette, abandonne des déchets ménagers et assimilés, ou refus d'utiliser le système de collecte et de tri mis à sa disposition par les organes désignés à l'article 32 de la présente loi, est punie d'une amende de dix mille (10.000) à cinquante mille dinars (50.000). En cas de récidive, l'amende est portée au double."
Toujours dans la même loi, l’article 57 se rapporte aux déchets inertes :
Quiconque dépose, jette ou abandonne des déchets inertes sur tout site non désigné à cet effet et notamment sur la voie publique est puni d’une amende de dix mille (10.000) à cinquante mille dinars (50.000). En cas de récidive, l'amende est portée au double.
A voir l’état des bords des routes et des trottoirs, des plages et des forêts on comprend que la loi n’est pas appliquée. Si les gendarmes et les policiers s’occupaient de ce problème et appliquaient la loi, il y aurait moins de déchets dans ces espaces qui ne sont pas réservés aux déchets. Mais la sanction est une solution en aval. La solution en amont réside dans l’éducation.
Un ensemble de mesures politiques sont nécessaires pour "soulager" notre environnement. Il faudrait agir aux niveaux fiscal et industriel. L’aménagement de décharges doit être reconsidéré.
Taxer tous les emballages qui ne sont pas biodégradables et organiser leur collecte permettront d’éviter à une grande partie de ces déchets de finir dans la nature, notamment le verre et le plastique. Les recettes des taxes serviront à financer le ramassage de ces déchets qui se retrouvent dans la nature : c’est aux pollueurs de payer. A cela doit s’associer une véritable industrie de recyclage que l’Etat doit encourager, voire mettre en place. Il faudra penser aussi au tri sélectif des déchets pour faciliter leur recyclage.
L’aménagement d’un plan national de centres d’enfouissement des déchets et d’incinérateurs, qui les éloignera des zones habitées éliminera les sources de beaucoup de conflits entre l’administration et des administrés qui résident à proximité de décharges incommodantes et dangereuses pour la santé publique.
Environnement et éducation
Il n’y a pas eu de travail significatif de sensibilisation et d’éducation en direction des populations pour les accompagner dans l’évolution sociologique et économique du pays. L’éducation à l’écologie et à l’environnement doit se faire dans un cadre général, celui de la formation à la citoyenneté, ainsi que dans les cadres familial et associatif.
L’article 79 de la loi n° 03-10, du 19 juillet 2003 relative à la protection de l'environnement dans le cadre du développement durable, stipule que "l'enseignement de l'environnement est introduit dans les programmes d'enseignement". Etant donné l’état de notre environnement, on peut avancer que cet enseignement ne se fait pas. Mais si cet enseignement de l’environnement se fait dans le système scolaire, on peut dire que c’est une arnaque pédagogique : on peut constater de visu que c’est une faillite.
Les élèves et les étudiants ne peuvent pas se contenter de quelques notions, définitions et discours sur l’environnement ; ils doivent le « vivre » au quotidien. Il faudra mettre en place des dispositifs pédagogiques qui favorisent la conscientisation du sujet (association de l’action à la prise de conscience). La seule prise de conscience, tout comme la connaissance théorique, est insuffisante pour former à l’exercice de la citoyenneté dans ce domaine de la préservation de l’environnement. Mais la formation à la citoyenneté est une question qui n’arrange pas les régimes politiques qui ne veulent pas de la démocratie comme mode de gouvernement.
Ce sont des associations qui commencent à mener un travail de sensibilisation et de conscientisation de la population sur les questions de l’environnement. On assiste à des opérations de volontariat pour le nettoyage de plages, de forêts, de quartiers ou de villages. Cela vaut mieux que tous les discours magistraux.
La famille a un rôle important dans l’éducation du sujet pour l’établissement d’un rapport réfléchi aux déchets qu’il produit. Les enfants doivent apprendre tôt à participer au ménage et à ne pas jeter des déchets dans des espaces qui ne leur sont pas réservés. Les parents doivent, évidemment, donner l’exemple. On n’éduque pas en donnant des ordres mais en se montrant comme un exemple : on montre au sujet ce qu’il doit faire en le faisant soi-même.
L’entretien et le ménage dans les établissements scolaires, universitaires ou de formation professionnelle doivent se faire par les tous les usagers : élèves, enseignants et administratifs. Les élèves, les étudiants et les apprentis doivent apprendre à laisser leur environnement propre après « usage » et les adultes qui les encadrent doivent donner l’exemple. Le sujet acquerra ainsi le réflexe de mettre les déchets qu’il produit dans l’espace qui leur est réservé et à préserver son environnement. Cette idée heurtera l’immodestie légendaire du corps pédagogique mais il est utile de rappeler que dans les écoles finlandaises, il n’y a pas de femmes de ménage ; ce sont les élèves, les enseignants et les directeurs qui font le ménage. Cette éducation scolaire complétera l’éducation familiale pour former un sujet qui ne jettera pas ses déchets sur une plage, dans une forêt ou sur l’accotement d’une route.
Cette situation n’est pas une fatalité. Ce ne sont pas là les seules causes de ces pluies de déchets et d’ordures qui polluent notre environnement. Ce ne sont pas là, aussi, les seules solutions qui existent. Mais pour arrêter ce massacre environnemental, la volonté politique est indispensable pour agir à tous les niveaux, même si on ne peut (et ne doit) pas rester les bras croisés devant cette catastrophe en attendant un sursaut politique. La situation actuelle nécessite une réaction et des actions urgentes avant que le pays entier ne devienne une immense décharge.
Nacer Aït Ouali